On ne compte plus les descriptions de vaisseaux volants, de conquête spatiale, d’androïdes, de zombies, ou de ruine post apocalyptique. Mais aucun des innombrables récits de science-fiction produits au XXe siècle n’avait envisagé que l’innovation technologique se focaliserait sur les hangars de stockage. Que le déploiement de plateformes logistiques permettraient de devenir l’humain le plus riche du monde. Que les centres de traitement de données et les câbles qui les relient formeraient l’ossature de notre mode de vie. Que des îles tropicales désorganiseraient la finance mondiale. Que des intelligences artificielles rivaliseraient avec notre imagination. Que la locomotion en free floating parasiterait les villes. Que nos repas seraient préparés dans des cuisines secrètes. Que l’essor des télécommunications nous confinerait à la maison. Que le traitement des données en ligne mobiliserait des millions de télétravailleurs.
Ce sont pourtant les infrastructures, dans ce qu’elles ont de plus prosaïque ou/et de plus matériel – data centers, entrepôts logistiques, mines, réseaux de trottinettes en libre service, voitures automatisées, banques d’images, plateformes de réservation, conteneurs de fret, satellites… –, qui forment l’assise rendant possible la « société-nuage ». L’expression « société-nuage » désigne l’illusion que nous avons de vivre au sein d’un immense nuage, duquel tombent comme par magie des informations, des produits, du travail, des divertissements, des plats cuisinés, des chauffeurs, des relations potentielles… Toute information, toute chose, toute personne est accessible en un clic. Chaque désir est exaucé, chaque action optimisée.
Bien sûr, dans la réalité, ce nuage repose sur des infrastructures immenses et indubitablement matérielles. Mais celles-ci restent en grande partie invisibles. La première raison de cette invisibilité est certainement que le sujet n’est pas considéré comme très attrayant. Ses implications autres que techniques ne sautent pas aux yeux ; il est donc abandonné aux spécialistes. Les systèmes techniques sont complexes. Les lieux eux-mêmes sont souvent éloignés des quartiers d’habitation, disséminés aux confins des périphéries des grandes villes, inaccessibles, et d’aspect peu spectaculaire. Enfin, des stratégies volontaires d’offuscation et/ou de greenwashing parachèvent cette dissimulation.
Afin de ne pas laisser aux ingénieurs, techniciens et managers le monopole sur ces questions, le colloque/atelier/laboratoire « Voyages dans les systèmes obscurs » propose des enquêtes dans des systèmes techniques invisibilisés. Par le mot « obscur », nous désignons l’envers du décor. Il s’agit d’explorer les rouages cachés de la société-nuage : les infrastructures logistiques, les réseaux de pouvoir globalisés, ainsi que les systèmes d’invisibilisation en tant que tels.