Le zoo de Vincennes, conçu par l’architecte Charles Letrosne, poursuit cette tradition de rocailles artificielles, mais ici, « aucune architecture humaine n’apparaît » (André Hermant, « Le nouveau zoo de Vincennes », in L’architecture d’aujourd’hui, n°8, 1934). Ni pagodes, ni de ponts japonais, ni temples... Plus généralement, c’est la logique constructive du monde extérieur qui disparaît, comme fondue dans le béton. Tout l’environnement naturel est symbolisé par un matériau unique. La roche artificielle en béton est censée symboliser à elle seule tous les milieux de vie des animaux, et fond en un seul mouvement côtes, forêts, steppes ou montagnes.
Le zoo de Vincennes s’inspire à la fois du Tierpark de Hambourg et de la montagne des Buttes-Chaumont. L’architecte Charles Letrosne construit le rocher entre 1932 et 1934. Il est entièrement en béton armé, depuis la charpente jusqu’à sa peau de 5cm d’épaisseur.
Charles Letrosne a effacé toute trace reconnaissable d’architecture. L’éclectisme du zoo de Hambourg a totalement disparu. Aucune curiosité ne vient concurrencer les rochers artificiels. L’environnement créé par Letrosne est pour le moins troublant. La nature entière est symbolisée à partir d’un seul élément de base – le rocher – forme naturelle libre que la prolifération à l’infini rend abstrait. Il exprime à lui seul l’environnement supposé de toutes les espèces exotiques, se divisant en cellules d’habitations pour animaux. Splendidement indifférent aux animaux qu’il contient (les singes s’y sentent sans doute aussi peu à l’aise que les pingouins de Londres dans la piscine de Lubetkin), le rocher représente de manière identique les côtes, la forêt, les steppes ou la montagne. Le visiteur se déplace dans un environnement intégral, reconstitué, homogène et inerte qui unit, dans un même espace cosmique abstrait montagnes, eau, animaux, végétaux et humains.
Ni architecturaux ni organiques, les rochers se situent dans une zone floue. Alors qu’à Hambourg ou Budapest, on a représenté des accumulations de rochers distincts, ici la surface est continue, comme s’il y avait un unique gros bloc coulé, un continuum de béton armé sur un lit d’eau. L’omniprésente matière semble dégouliner sur tout le site depuis le sommet du Grand Rocher, envahir tout l’espace comme une poudre grise, monument continu dont la trame architecturale se voit remplacée par le déroulement d’une pierre inépuisable. Poudre uniformisatrice, résultant d’un processus chimique, le béton se répand avec indifférence. Le zoo de Vincennes constitue un certain aboutissement de la logique du béton, la logique du «blob» et de l’informe : une forme continue, qui ne laisse deviner aucune contrainte de construction. Les rochers se développent avec une apparence de liberté totale, grâce à un matériau qui s’accommode de toute forme.
La matière des rochers de Vincennes incarne l’exact contraire des rochers chinois. Letrosne a matérialisé un environnement métaphysique vidé de toute profondeur, une expression architecturale extrêmement aboutie de la relation homme/nature/artifice au XXe siècle. C’est l’image d’un monde plastique, artificiel, indiffèrent à la géographie, qui réalise l’utopie d’une synthèse totale du monde naturel à partir de ses constituants chimiques. Cette vision universaliste du béton, « pierre artificielle » ou « pierre infinie », était déjà formulée au milieu du XIXe siècle par François Coignet.
Ce fantasme de la poudre universelle se poursuit avec l’imaginaire associé aux nanotechnologies. Dans son livre Engines of creation, Eric Drexler imagine le scénario d’une « substance grise » (grey goo) auto-réplicante qui envahirait la planète entière. On peut voir les rochers du zoo de Vincennes comme une métaphore construite de ce fantasme. Ils incarnent la continuité du vivant, du minéral et du chimique dans une forme unique et homogène fabriquée par l’homme. Les animaux et le public, tout deux leurrés, se fondent dans ce monde artificiel comme dans la grey goo.
Le Zoo de Vincennes fusionne deux manières opposées d’être au monde : l’hyper-présence du qi de la montagne et la diffusion absolue de sa matérialité par le déploiement infini de la matière grise. Il en résulte un lieu paradoxal, qui semble simultanément donner vie aux animaux qu’il abrite tout en les réduisant à l’état de poudre.
Longtemps fermé pour rénovation, il rouvrit en 2014, massacré par une rénovation qui lui a fait perdre la quasi totalité de ses rochers artificiels. Le Grand Rocher est conservé, mais, sans l’ensemble qui l’entourait, a perdu sa signification.