Métaphysique de la montagne artificielle

Stéphane Degoutin

Collection

2009 -

La montagne artificielle est à l’histoire de l’architecture ce que la pornographie est à l’histoire du cinéma.

L’oubli des montagnes artificielles dans les différentes histoires de l’architecture est troublant. Même Ulrich Conrads n’en mentionne pas une seule dans son Phantastische Architektur (1960), pourtant riche en grottes, sphères géantes et autres éléphants habitables. Elles sont absentes de la description de Coney Island par Rem Koolhaas dans New York délire (1978). Quelques montagnes disnéennes sont présentes, sous forme de vignettes, dans The City Observed : Los Angeles de Charles Moore. Pas une montagne cependant dans Built in the USA : American buildings from airports to zoos (1985), guide de la production architecturale courante aux USA, entre stands de hot dogs et granges, écrit par Steven Izenour, Charles Moore et autres architectes postmodernes. Il faut attendre le livre Landform Building de Stan Allen et Marc McQuade (2011) pour que certaines montagnes soient admises dans un ouvrage théorique d’architecture. Enfin, en 2021 paraît un livre qui leur est entièrement consacré : La fausse montagne, de Michael Jakob.
 

Au fil des ans, j’ai recueilli des occurrences de tels artefacts dans le monde entier. Il ne sera pas question ici de bâtiments qui évoquent des montagnes – la symbolique architecturale est un cache-sexe –, mais uniquement de reproductions franchement réalistes.

Le but de cet essai est de mettre en lumière le pouvoir métaphysique de la montagne artificielle, en se concentrant sur certaines de ses occurrences : le concept chinois de force vitale (), la miniaturisation, le pouvoir, la religion de l’être suprême issue de la Révolution française et la domestication de ce pouvoir dans les zoos et les parcs à thèmes.

De nombreuses civilisations ont construit des tumulus ou des pyramides dans un but cosmique – mais quel autre peuple, avant les Chinois, a construit des montagnes artificielles en forme de montagne ?
 

« L’Hérodion (en hébreu : הרודיון, en arabe : هيروديون) est une colline artificiellement exhaussée1, haute de 91 mètres2, en forme de cône tronqué. Elle ressemble à un volcan, ou à un sein de femme selon Flavius Josèphe. Elle se situe à 6,4 km au sud-est de Bethléem et à 758 mètres d'altitude. Elle abrite les ruines d'un palais fortifié construit par le roi Hérode Ier le Grand. » (Wikipédia)
La grande pyramide de Cholula au Mexique fut construite entre le IIIe et le IXe siècle. Abandonnée, envahie par la végétation, elle évoquait une colline naturelle lorsque les Espagnols y construisirent une église.
Grande pyramide de Cholula (Mexique)
« Ici, sur les déserts de la côte du Golfe, une montagne privée a été commandée et construite avec succès. », Orson Welles, Citizen Kane, 1941
Le délire de grandeur de Citizen Kane est dans la tradition des pyramides et d'Herodium. « Ici, sur les déserts de la côte du Golfe, une montagne privée a été commandée et construite avec succès. », Orson Welles, Citizen Kane, 1941

La montagne artificielle est un motif récurrent du jardin chinois. Les montagnes sont considérées comme la source du , la force vitale universelle qui circule à travers toutes les choses, qu’elles soient vivantes ou inanimées. Étrangement (pour ceux d’entre nous qui n’ont pas été élevés dans la culture traditionnelle chinoise), la présence du ne dépend pas du fait que la montagne soit naturelle ou construite. Une montagne (quelle qu’elle soit) est un moyen de préserver la circulation du dans le foyer.

Les montagnes des jardins traditionnels chinois sont faites de jeux de pierres patiemment collectées pour leurs formes, puis retravaillées pour paraître un peu plus étranges, de sorte qu’à chaque pas, le paysage change. « L’artiste parvient ainsi à donner à leurs montagnes artificielles une telle impondérabilité que les pierres semblent émerger du vide. » (Michele Pirazzoli-t’Serstevens, « Jardins », in « Chine (L’Empire du milieu) », Encyclopaedia Universalis.)

Le jardin de la Forêt du lion, à Suzhou (Chine), a été construit à partir du 14e siècle par le moine Tian Ru et ses disciples. L’architecte Ieoh Ming Pei y habitait pendant son enfance. Le pavillon principal fait face à un massif montagneux miniature s’avançant en presqu’île sur un petit lac, et auquel on accède en traversant un pont de pierre qui ouvre sur plusieurs chemins labyrinthiques, qui s’entrelacent à l’intérieur ou au-dessus de la montagne-labyrinthe.

Le désir d’une géographie artificielle s’applique également à la résidence de l’empereur – à plus grande échelle toutefois. La colline artificielle de Jingshan (Prospect Hill), a été construite en 1240, au nord de la Cité interdite de Pékin, pour la protéger du yin néfaste. Entièrement construite de main d’homme, elle mesure 45,7 mètres de haut et couvre une superficie de 230 000 mètres carrés.
 

« L’énergie cosmique, s’écoulant du plateau tibétain vers la Corée » (Sophie Clément, Pierre Clément and Yong-Hak Shin, in Architecture du paysage en Extrême-Orient, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1987).
Le qì circule également dans le corps humain, qui peut être représenté comme une montagne, par exemple dans cette peinture représentant les points où se concentrent le qì dans le corps humain. (Source inconnue)
A l’inverse, pour donner de l’importance à un immortel (non identifié), le peintre Liang Kai (13ème siècle) l’a représenté en utilisant la technique normalement utilisée pour les paysages.
Jardin de la forêt du lion à Suzhou
Jardin de la forêt du lion à Suzhou
Jardin de la forêt du lion à Suzhou
Colline artificielle de Jin Shan, au nord de la Cité interdite, Beijing (source)

Qì miniature

Si la tradition chinoise préfère les montagnes réalistes à leurs représentations symboliques, c’est parce qu’elles « ne doivent pas être prises pour de simples termes de comparaison ou des métaphores, elles incarnent physiquement les lois fondamentales de l’Univers qui se montrent à nous » (Stéphanie Boufflet, Conversation avec la montagne, Paris, École d’Architecture Paris la Seine, 2001, p.12-21.). Ces montagnes artificielles peuvent être des miniatures, comme dans la pratique des pierres en bassin, dans laquelle les montagnes sont représentées par des pierres soigneusement choisies.

On retrouve la même tradition au Japon, où elle est appelée bonseki.
 

Composition de pierres en bassin dans le jardin de la forêt du Lion à Suzhou. (Photographie de Stéphane Degoutin)
Pierres en bassin photographiées par Rolf Stein à Tch’eng-tsou, Sseu-tchouan. in Rolf Stein, Le monde en petit : jardins en miniature et habitations dans la pensée religieuse d’Extrême-Orient, Paris, Flammarion, 1987.
Peinture de Katsushika Hokusai montrant une femme en train de fabriquer une montagne miniature.
Les pierres du jardin du temple Ryōan-ji à Kyoto (datant de la fin du 15ème siècle) peuvent être considérées comme des montagnes.
Une occurence encore plus littérale est cette réplique miniature du Mont Fuji, dans le jardin de Suizenji Jojuen, à Kumamoto. (Photographie : 663highland / Wikipedia)
La montagne d'appartement dans Rencontres du troisième type (Steven Spielerg, 1978) : une domestication du qì ?

Domestication

Au 18e siècle, les montagnes chinoises sont importées en Europe. Fascinés par l’exotisme des jardins chinois, les paysagistes anglais en reproduisent les apparences extérieures (asymétrie, irrégularité, goût de l’étrange…). Les jardins de folies (ou fabriques) aristocratiques comportaient fréquemment des « montagnes », qui consistaient le plus souvent en amas de rochers. Elles voisinent avec fausses ruines, pagodes, tentes turques… Détachées de leur système philosophique d’origine, elles s’intègrent à une autre vision du monde, où l’exotisme prime souvent sur le .

Portée d’une vision du monde à l’autre, la mode des montagnes artificielles atteint au XIXe siècle les parcs d’agrément et de loisirs publics, comme le Parc des Buttes Chaumont à Paris (ouvert en 1867), construit par Jean-Charles Alphand sur le site d’une ancienne carrière, qu’il transforme en un paysage de collines et de montagnes artificielles. Le parc des Buttes-Chaumont est l’un des meilleurs délires du Second Empire, et l’un des mieux préservés. La falaise culmine à 30 mètres.
 

Une version fantasmée et exagérée des jardins chinois donne une idée de ce « transfert » obsessionnel des montagnes. Fischer von Erlach, Montagnes et cavernes artificielles à la chinoise, 1721
(Autre gravure de Fischer von Erlach)
L’entrée du désert de Retz, en 1782. Illustration tirée de Gilles-Antoine Langlois, Folies, tivolis et attractions
Dans un dessin de 1794, J. B. Hilair montre « Le labyrinthe du Jardin du Roy » construit sur une colline artificielle (un ancien dépôt médiéval) dans le Jardin des plantes à Paris et surmonté d’une des plus anciennes structures métalliques du monde, la « gloriette de Buffon ». À la fin du XVIIIe siècle, le sommet de cette colline artificielle est devenu un lieu de rencontres anonymes de « libertinage intellectuel ». (Source : Gallica)
Il reste au parc Monceau actuel (qui n’est qu’un lointain résidu de l’ancienne Folie de Chartres) une très discrète montagne.

Être suprême

La montagne est le symbole des révolutionnaires français les plus extrêmes (parmi lesquels Danton, Marat et Robespierre). Les historiens débattent encore des raisons pour lesquelles ils ont décidé de s’appeler « montagnards ». Est-ce seulement parce qu’ils étaient assis sur les plus hauts bancs du Parlement, alors que les membres de la « Plaine » occupaient les bancs les plus bas ? Quoi qu'il en soit, de nombreuses montagnes allégoriques incarnent le pouvoir révolutionnaire dans les images de propagande produites à l’époque.

Dans une gravure de Pierre-Michel Alix datant de 1792-94, Le Triomphe de la République, il est clairement énoncé que « les despotes cruels dont nous bravons la rage, eux mêmes, sur leur tête ont provoqué l’orage. De la montagne enfin ils son précipités ces monstres furieux par le crime enfantés ; et les traits foudroyans qu’ils lançoient sur leur proie, sont pour nous, aujourd’hui le plus beau feu de joie&nbsp».

Ce qui est certain, c’est qu’ils prirent la métaphore suffisamment au sérieux pour construire une colossale montagne artificielle afin de célébrer la première fête de l’Être suprême, la divinité patriotique d’une « religion de substitution » dite « naturelle » - bien que créée par eux et approuvée par l’état. La fête a eu lieu le « Decadi 20 prairial de l’an II » (équivalent du 8 juin 1794 selon calendrier révolutionnaire), au Jardin des Tuileries à Paris.

Plusieurs autres projets de montagnes artificielles ont été imaginés pendant cette courte période. L’architecte Alexandre Théodore Brongniart (qui, plus tard, dessinera le bâtiment de la Bourse de Paris !) prévoit d’ériger une montagne dans la cathédrale de Bordeaux à l’occasion de la Fête de la Liberté et de la Raison en 1793. Cela marquerait la transformation de la cathédrale, comme de nombreuses autres églises en France à l’époque, en un temple pour le culte de l’Être suprême : « Ce projet destiné au culte de la nature inverse la topographie de l’édifice sacré : [pour bien signifier la perte du statut religieux] le coeur est transformé en entrée et la nef accueille la montagne. » (Bettina Laville et Jacques Leenhardt, Villette-Amazone, Manifeste pour l’environnement au XXIe siècle). Les moyens employés sont ceux, très « 20e siècle », du collage, du détournement et du jeu. Par le retournement du scénario d’entrée dans la cathédrale, c’est toute la symbolique habituelle de l’édifice qui est remise à sa place: on entre par le divin, pour aboutir sur le matériel, plutôt que l’inverse. C’est l’illustration littérale (et prémonitoire) de la conception matérialiste du sacré théorisée par Ludwig Feuerbach : au divin est substitué par ce dont il avait pris la place : la nature. Mais celle-ci se trouve réduite à quelques éléments essentiels, dans une condensation qui constitue à son tour un symbole.
 

Gravure de 1793 de Pierre Lélu. (Source : Gallica)
Pierre-Michel Alix, Le Triomphe de la République, 1792-94
Thomas Charles Naudet, « Fête de l’être suprême au champ de mars le 20 prairial an II (8 juin 1794) »
Alexandre-Théodore Brongniart, Projet de montagne dans la cathédrale Saint-André de Bordeaux pour la fête de la Liberté et de la Raison, 1793.

Attractions (1)

Les parcs d’attractions modernes tirent leur origine du Paris du XIXe siècle (voir Gilles-Antoine Langlois, Folies, tivolis et attractions. Les premiers parcs de loisirs parisiens, Paris, Délégation à l’Action Artistique de la Ville de Paris, 1991). Après la révolution française, de nombreux parcs aristocratiques ont été transformés en une nouvelle forme de jardins de loisirs, héritant à la fois des carnavals itinérants et des fêtes aristocratiques de l’Ancien régime. Certains d’entre eux comprennent des rocailles artificielles. Ils ont également accueilli une invention : les montagnes russes.

Les montagnes artificielles sont omniprésentes dans les parcs d’attractions, que ce soit sous forme naturaliste ou dans leur variante mécanique des montagnes russes, ou encore la combinaison des deux.

Le parc à thème Tivoli de Copenhague (qui porte le nom du célèbre Tivoli de Paris, lui-même nommé d’après la ville italienne où l’empereur Hadrien a choisi de construire sa célèbre villa) contient également une montagne artificielle construite en 1914, autour d’une montagne russe.

Luna Park était très apprécié des surréalistes. Ivan Chtcheglov (alias Gilles Ivain, auteur du « Formulaire pour un urbanisme nouveau ») et Guy Debord hériteront de ce goût. Debord déclarera : « L’avenir est dans des Luna-Parks bâtis par de très grands poètes. »

La montagne construite en guise de décor pour le village suisse de l’Exposition universelle de 1900 à Paris est un autre exemple de la même mode.

La mode des montagnes artificielles aurait sans doute atteint son apogée absolu si avait été réalisé le projet de Charles Samson d’améliorer la Tour Eiffel nouvellement construite (et peu appréciée à l’époque) en la cachant sous une montagne géante comprenant des routes, des ponts, des arbres, des villages et une cascade dont les eaux se jettent dans la Seine.
 

« Promenades aériennes » (montagnes russes), construites dans le Jardin Beaujon à Paris en 1817. (Artiste non identifié, « Promenades aériennes. Jardin Baujon (sic) honoré de la présence de sa Majesté, le 2 août 1817 », lithographie, 1817, coll. Université de Brown)
Plan des montagnes Beaujon, Paris, en 1818
« Montagnes égyptiennes » du jardin du Delta, Paris, début du XIXe siècle
Montagne du parc des Buttes Chaumont, Paris
Parc des Buttes Chaumont, Paris
Jost R. Samson, La tour Eifel [sic] dans le mont Samson, 1895
Photographe non identifié, vue extérieure non identifiée de l’Exposition de Paris, Paris, France, 1900
Montagne dans le parc d'attractions Tivoli, Copenhague
Montagne sur Surf Avenue, Coney Island, début du XXe siècle
Montagne dans le parc d'attractions Dreamland, Coney Island, début du XXe siècle
Montagne à Luna Park, Paris, première moitié du XXe siècle
« Montagnes de Belleville », Paris, XIXe siècle

Montagnes de zoos

Au tout début du 19e siècle, Molinos avait proposé un projet de grand rocher pour les fauves de la ménagerie du Jardin des Plantes, qui ne fut pas construit. Quelques années plus tard, le zoo de Madrid inaugure une montagne artificielle. En 1860, Barillet-Deschamps construit un faux rocher chinois en béton et en pierre pour accueillir les cerfs du Jardin d’Acclimatation à Paris.

En 1907 , avec l’aide du sculpteur Urs Eggenschwiler, le très controversé Carl Hagenbeck construit des montagnes artificielles dans son Tierpark (zoo) de Hambourg-Stellingen. (Étrange représentant du climat de l’époque, Hagenbeck est dresseur, importateur d’animaux, directeur de cirque et de zoo. À la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, il décime des milliers d’animaux, et importe également des « sauvages » pour alimenter les « zoos humains », qui les présentent dans des villages reconstitués, comme des animaux de foire.)

C’est le premier « zoo sans barrières », où les animaux sont séparés du public par un fossé plutôt qu’une grille, dans une illusion de liberté, définissant le zoo moderne comme un espace d’indifférenciation, un environnement qui brouille les frontières entre les animaux et les humains, ainsi qu’entre le local et l’exotique. Les animaux vivent dans un environnement qui évoque leur habitat naturel, dans un traitement paysager de roches artificielles agrémenté d’une architecture exotique pittoresque (pagodes, ponts, arches, temples, etc.). Dans cette atmosphère éclectique, les faux rochers ont encore le statut de fabrique.

La mode des montagnes artificielles de zoo se répand rapidement au début du XXe siècle : un grand rocher est construit au zoo de Budapest dès 1912.
 

Faux rocher chinois en béton et en pierre pour accueillir les cerfs du Jardin d’Acclimatation à Paris, construit en 1860 par Barillet-Deschamps
Tierpark de Hambourg-Stellingen, Urs Eggenschwiler et Carl Hagenbeck, 1907
Tierpark de Hambourg-Stellingen, Urs Eggenschwiler et Carl Hagenbeck, 1907
Construction de la montagne du zoo de Budapest, 1912

Grey Goo

Le zoo de Vincennes, conçu par l’architecte Charles Letrosne, poursuit cette tradition de rocailles artificielles, mais ici, « aucune architecture humaine n’apparaît » (André Hermant, « Le nouveau zoo de Vincennes », in L’architecture d’aujourd’hui, n°8, 1934). Ni pagodes, ni de ponts japonais, ni temples... Plus généralement, c’est la logique constructive du monde extérieur qui disparaît, comme fondue dans le béton. Tout l’environnement naturel est symbolisé par un matériau unique. La roche artificielle en béton est censée symboliser à elle seule tous les milieux de vie des animaux, et fond en un seul mouvement côtes, forêts, steppes ou montagnes.

Le zoo de Vincennes s’inspire à la fois du Tierpark de Hambourg et de la montagne des Buttes-Chaumont. L’architecte Charles Letrosne construit le rocher entre 1932 et 1934. Il est entièrement en béton armé, depuis la charpente jusqu’à sa peau de 5cm d’épaisseur.

Charles Letrosne a effacé toute trace reconnaissable d’architecture. L’éclectisme du zoo de Hambourg a totalement disparu. Aucune curiosité ne vient concurrencer les rochers artificiels. L’environnement créé par Letrosne est pour le moins troublant. La nature entière est symbolisée à partir d’un seul élément de base – le rocher – forme naturelle libre que la prolifération à l’infini rend abstrait. Il exprime à lui seul l’environnement supposé de toutes les espèces exotiques, se divisant en cellules d’habitations pour animaux. Splendidement indifférent aux animaux qu’il contient (les singes s’y sentent sans doute aussi peu à l’aise que les pingouins de Londres dans la piscine de Lubetkin), le rocher représente de manière identique les côtes, la forêt, les steppes ou la montagne. Le visiteur se déplace dans un environnement intégral, reconstitué, homogène et inerte qui unit, dans un même espace cosmique abstrait montagnes, eau, animaux, végétaux et humains.

Ni architecturaux ni organiques, les rochers se situent dans une zone floue. Alors qu’à Hambourg ou Budapest, on a représenté des accumulations de rochers distincts, ici la surface est continue, comme s’il y avait un unique gros bloc coulé, un continuum de béton armé sur un lit d’eau. L’omniprésente matière semble dégouliner sur tout le site depuis le sommet du Grand Rocher, envahir tout l’espace comme une poudre grise, monument continu dont la trame architecturale se voit remplacée par le déroulement d’une pierre inépuisable. Poudre uniformisatrice, résultant d’un processus chimique, le béton se répand avec indifférence. Le zoo de Vincennes constitue un certain aboutissement de la logique du béton, la logique du «blob» et de l’informe : une forme continue, qui ne laisse deviner aucune contrainte de construction. Les rochers se développent avec une apparence de liberté totale, grâce à un matériau qui s’accommode de toute forme.

La matière des rochers de Vincennes incarne l’exact contraire des rochers chinois. Letrosne a matérialisé un environnement métaphysique vidé de toute profondeur, une expression architecturale extrêmement aboutie de la relation homme/nature/artifice au XXe siècle. C’est l’image d’un monde plastique, artificiel, indiffèrent à la géographie, qui réalise l’utopie d’une synthèse totale du monde naturel à partir de ses constituants chimiques. Cette vision universaliste du béton, « pierre artificielle » ou « pierre infinie », était déjà formulée au milieu du XIXe siècle par François Coignet.

Ce fantasme de la poudre universelle se poursuit avec l’imaginaire associé aux nanotechnologies. Dans son livre Engines of creation, Eric Drexler imagine le scénario d’une « substance grise » (grey goo) auto-réplicante qui envahirait la planète entière. On peut voir les rochers du zoo de Vincennes comme une métaphore construite de ce fantasme. Ils incarnent la continuité du vivant, du minéral et du chimique dans une forme unique et homogène fabriquée par l’homme. Les animaux et le public, tout deux leurrés, se fondent dans ce monde artificiel comme dans la grey goo.

Le Zoo de Vincennes fusionne deux manières opposées d’être au monde : l’hyper-présence du qi de la montagne et la diffusion absolue de sa matérialité par le déploiement infini de la matière grise. Il en résulte un lieu paradoxal, qui semble simultanément donner vie aux animaux qu’il abrite tout en les réduisant à l’état de poudre.

Longtemps fermé pour rénovation, il rouvrit en 2014, massacré par une rénovation qui lui a fait perdre la quasi totalité de ses rochers artificiels. Le Grand Rocher est conservé, mais, sans l’ensemble qui l’entourait, a perdu sa signification.
 

Photographe non identifié et date. (Carte postale de Draeger frères)
Le Grand Rocher du Zoo de Vincennes, vue en coupe.
Structure intérieure du grand rocher du zoo de Vincennes

Attractions (2)

Walt Disney a visité le Tivoli de Copenhague (ainsi que les attractions de Coney Island) avant de concevoir son célèbre parc à thème à Anaheim. La montagne de Disneyland est une reproduction à petite échelle du Cervin suisse. Un grand huit y entre et en sort, tandis que les visiteurs le traversent dans un téléphérique, le Skyway.

La montagne artificielle est un motif récurrent des parcs Disney : Big Thunder Mountain, Splash Mountain, Grizzly Peak, Space Mountain, Mountain Expedition Everest, Mount Mayday, Mount Gushmore… Elle participe pleinement de la conception disnéenne de l’espace, qui repose sur la construction de « mondes en petit » (pour reprendre, dans un contexte différent, l’expression de Rolf Stein).
 

Construction du Matterhorn de Disneyland, Anaheim, années 1950
Construction du Matterhorn de Disneyland, Anaheim, années 1950
Le Matterhorn de Disneyland, Anaheim, années 1950
Construction du Matterhorn de Disneyland, Anaheim, années 1950
Splash Mountain, ouvert en 1989
Moiunt Mayday à Disney's Typhoon Lagoon, ouvert en 1989
Big Thunder Mountain, Disneyland (ouvert en 1992)
Grizzly Peak, Disneyland, Anaheim, ouvert en 2001
La montagne du parc DisneySea, Tokyo, ouvert en 2001
Expedition Everest, ouvert en 2006 à Disney's Animal Kingdom
Construction de Wonder Mountain dans le parc d'attractions Canada's Wonderland, ouvert dans les années 1980
Wonder Mountain in the amusement park Canada's Wonderland, open in the 1980s
Les Simpson, saison 19, épisode 4
La montagne du parc d'attractions bouddhiste Suoi Tien Theme Park (Ho Chi Minh City) (photo : Stéphane Degoutin)

Montagnes d’architectes

La montagne artificielle devient un motif récurrent de l'architecture radicale à partir des années 1970. Très peu de ces projets ont été construits.
 

Gottfried Böhm, église à Neviges (Allemagne) 1963-1972
Gottfried Böhm, église à Neviges (Allemagne) 1963-1972
No Stop City (Archizoom Associati, 1968-1972) intègre le territoire naturel au sein d’un espace intérieur infini et climatisé. Coincées entre les plans horizontaux du faux plancher et du faux plafond, rivières et montagnes à la chinoise attendent d’improbables usagers.
Projet (non réalisé) pour le Centre Pompidou, par Claude Parent, 1971. La proposition de Claude Parent hésite entre la colline boisée et le tumulus.
Hans Dieter Schaal, « Path crossing a tiled platform that is penetrated by rocks », 1970s
Peter Cook, « Sponge building », Projet non réalisé, 1975
Peter Cook, « Sponge building », Projet non réalisé, 1975
Peter Cook, « Sponge building », Projet non réalisé, 1975
Contre-projet (non réalisé) pour le Forum des Halles, 1979, par Antti Lovag, Guy Catutti, Jean-Claude Laporte, Philippe Parisot, Claude Sacqueppe et Thierry Valfort. L’ « habitologue » Antti Lovag propose en 1979 de recouvrir le trou des Halles d’une sorte d’immense colline creuse, en réponse au concours international de contre-projets en opposition au Forum des Halles en construction.
Roger Ferri, projet pour Madison Square Park, New York, 1976. Intrigante collusion entre la chose (montagne) et son symbole (gratte-ciel).
François Roche, projet (non réalisé) pour la maison de la culture du Japon à Paris, 1990. Source. En 1990, ce projet est aux antipodes de la pratique architecturale courante. Il réintroduit dans le construit un élément naturel sous forme d’un copier-coller radical.
François Roche, projet (non réalisé) pour la maison de la culture du Japon à Paris, 1990. Source. En 1990, ce projet est aux antipodes de la pratique architecturale courante. Il réintroduit dans le construit un élément naturel sous forme d’un copier-coller radical.
À Marne-la-Vallée, au sud de la rivière artificielle Rio Grande qui se jette dans le lac Disney, se trouve le Disney’s Santa Fe hotel (Antoine Predock arch., 1992). Tout au fond, entre les ensembles d’appartements réunis en petits immeubles à gradins multicolores, inspirés des bâtiments en adobe du sud ouest américain, un « volcan » miniature veille sur le complexe hôtelier.
Stéphane Degoutin, « Love Island », projet (non réalisé) pour l’Île aux Cygnes, à Paris, 1997. La fausse montagne est traversée par le pont de Grenelle et ses voitures. Sous le pont: une forêt, et un lac, gardés par des hippopotames. Les visiteurs montent à l’intérieur de la montagne par une rampe-ziggourat, pour aller admirer la vue depuis l’arrière de la Statue de la Liberté. Une tentative pour renouer avec la logique hédoniste de Paris au 19e siècle.
Raumlabor, projet (non réalisé) pour Moritzplatz, Berlin, 1999. A Kreuzberg, la Moritzplatz était autrefois occupée par le Mur. Elle conserve un caractère vide très marqué. Raumlabor propose de la recouvrir d’une colline recouverte d’une forêt, qui contient des espaces temporaires dédiés au jeu, des parkings, des théâtres et un mini golf. Tous les programmes s’enchevêtrent. Dans la forêt, se construisent des maisons dans les arbres, perchées sur de hauts pilotis.
MVRDV, « Silicon Hill », projet (non réalisé) pour la Sweden Post, 2000. MVRDV procède par mimétisme avec le territoire, en le déformant: l’immeuble-colline enjambe l’autoroute.
Jean Nouvel, projet (non réalisé) pour un Musée de l’évolution humaine à Burgos en Espagne, 2000.
Brigitte Métra, Ensemble immobilier, rue des Pyrénées, Paris
Hans Schabus, Das letzte land, 2005, pavillon autrichien à la biennale de Venise.
Bearfire Resort. Projet (non réalisé) pour une station de ski près de Dallas, au Texas.
Jakob Tigges, projet (non réalisé) de montagne de 1.000m sur l’emplacement de l’aéroport nazi de Tempelhof, Berlin, 2009. Détails
Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, « Montagne du Lac de Créteil », série Attractions périphériques, 2009. La montagne est creuse et accessible en bateau.
Tomorrows Thoughts Today, « Make Me A Mountain », 2009, Liam Young avec Andrew d’Occhio and James Pierre Duplessis.
Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, « Stockorama (Detroit) », série « Reburbia », 2009. Les hangars de stock Amazon, DHL, et les data centers Google sont transformés en fabriques de jardin aristocratique à l’échelle de la ville du sprawl. Les deux montagnes utilisées ici proviennent de Disneyland, Anaheim.
Montagne réalisée par l’artiste Cao Fei lors de la présentation de sa ville virtuelle « RMB City » à l’UCCA (Ullens Centre for Contemporary Art, Beijing). Proposition de l’agence d’architecture Hoffers & Krüger pour enrichir le paysage plat des Pays-Bas. Source. Il s’agit également d’un exemple d’architecture copier-coller, dont la forme résulte de la reproduction des dessins des meilleurs pistes de ski du monde, et d’une sélection de projets d’autres architectes, que les architectes se proposent d’agglomérer à l’intérieur du leur.
Nelly Ben Hayoun, The Other Volcano, 2010. Volcan d’appartement, qui explose réellement.
Roman Scrittori, The Devil’s Tower, 386m (réappropriation de la montagne de Rencontres du troisième type)
Dorell Ghotmeh Tane: Projet (non réalisé) pour le nouveau stade national de Kofun, Japon, 2012.
Junya Ishigami, Mountain City
Junya Ishigami, Mountain City

Diffusion

Les montagnes et les rocailles artificielles abondent dans la Chine contemporaine. Elles peuvent prendre des formes spectaculaires, comme cette façade de 15 étages dans un quartier résidentiel du district de Putuo, à Shanghai.

En 2013, l’image de cette montagne artificielle construite illégalement par un médecin sur le toit d’un immeuble de Beijing pour son usage personnel fait le tour d’Internet. Étonnamment, alors même qu’elle fascine le monde entier, chacun semble d’avis qu’il faut la démolir. Il n’est pourtant pas si fréquent, en Chine, de voir construire des architectures intéressantes : il faudrait plutôt se mobiliser pour la protéger. Zhang Lin, médecin et professeur d’université chinois, a mis six ans et dépensé 130 000 dollars pour construire cette montagne artificielle de faux rochers et de vrais arbres, sur le toit de 1 000 mètres carrés du dernier étage d’un immeuble de 26 étages dans le bloc d’appartements Park View à Pékin. Malheureusement, il a dû la démolir en 2013, car il n’avait demandé aucune autorisation aux autorités locales, ni à ses voisins, qui ont commencé à remarquer des fissures dans la structure du bâtiment et ont craint pour l’intégrité de la plomberie.
 

Parc d'attractions abandonné à Nara, Japon. Photo via Eric Tabuchi
Montagne de 15 étages dans un quartier résidentiel du district de Putuo, à Shanghai
Montagne de 15 étages dans un quartier résidentiel du district de Putuo, à Shanghai

Diffusion

Conférence "Métaphysique de la montagne artificielle", Iceland University of the arts, 8 avril 2021

"Artificial Mountains" in Mountains and Megatructures : Neo-Geologic Landscapes of Human Endeavour

Conférence "Métaphysique de la montagne artificielle" Mountains and Megastructures, Newcastle University, architecture department, 2016